Une histoire politique de la SF

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4/10/2015

A Political History of SF est un article écrit par Eric Steven Raymond et publié pour la première fois en 2002. (La dernière mise à jour de l'article date de février 2007, Eric Steven Raymond (ESR) à l'habitude d'effectuer des upgrades sur ses articles).

ESR est un hacker et un libertarien célèbre. Défenseur de l'open-source, du port d'armes, etc. Bien connu dans le milieu du développement logiciel, il l'est moins du grand public. Nombre des idées d'ESR percolent désormais concrètement dans nos vies de tous les jours (et ce n'est sans doute que le commencement). Il nous semble donc opportun de consacrer un peu de temps à ces idées.

L'article A Political History of SF est intemporel et comme par ailleurs uplib a l'intention de publier prochainement des articles/pages de ESR et sur ESR, nous avons décidé de commencer par la traduction (augmentée) de Sylvain Gay, de A Political History of SF.

Normalement d'autres articles devraient suivre. (N'hésitez pas à faire des propositions).


Eric S. Raymond : « A Political History Of SF »,

Par Sylvain Gay

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un point de vue libertarien sur l’histoire de la Science Fiction américaine.

Merci à Sekonda de m’avoir fait connaître ce texte.

Eric S. Raymond est un informaticien libertarien connu. Il a notamment publié « The Cathedral And The Bazaar » dans lequel il défend le principe des logiciels « Open Source ». Il existe peu d'histoires de la Science Fiction disponibles aujourd'hui en français, la meilleure restant l' « Histoire de la science-fiction moderne » de Jacques Sadoul dont la dernière édition date tout de même de 1984. Le texte d'Eric S. Raymond a pour particularité de résumer l'histoire de la Science Fiction américaine d'un point de vue libertarien, ce qui débouche sur une réflexion sur ce qu’est la Science Fiction. Pour les lecteurs non anglophones, je commence par présenter cet essai.

Résumé :

Pour E. S. Raymond, la Science Fiction américaine moderne a connu une succession de cinq révolutions littéraires, esthétiques mais aussi politiques. Une d’entre elles a réussi, les quatre autres ont échoué.

Les « Campbelliens »

En 1937, John W. Campbell prend la direction du magazine « Astounding Science Fiction ». Jusqu’ici, la Science Fiction américaine s’inspire de Jules Verne et de H.G. Wells et ne craint pas de recourir systématiquement aux stéréotypes tels le savant fou, les mondes perdus, les rayons de la mort et autres blondes en petite tenue menacées par des monstres extraterrestres. Seuls quelques auteurs comme E.E. « Doc » Smith et son roman « La Curée des astres » sont encore lisibles aujourd’hui. Avec Campbell, les choses vont changer. Les auteurs qu’il va publier devront soigner leur style et la construction dramatique de leurs récits mais par dessus-tout, il devront proposer des textes scientifiquement plausibles. Campbell va créer une école dont feront parti Robert Heinlein, Isaac Asimov, Arthur C. Clarke, Poul Anderson et Hal Clement. Le plus important d’entre eux est Robert Heinlein dont l’influence est déterminante. Publié dès 1939, c’est lui qui va inventer certaines techniques d’écriture comme le fait de présenter l’univers dans lequel évoluent les personnages par petites touches plutôt que par de longs exposés didactiques. Les autres magazines de l’époque devront suivre le mouvement impulsé par Campbell et Heinlein et la Science Fiction américaine devient un champ littéraire très particulier où les récits des uns et des autres semblent se répondre. Cette période qui va de la Seconde guerre mondiale jusqu’aux années cinquante est appelée « l’Age d’Or » par les historiens de la Science Fiction. Si des Space Opera et des récits d‘aventure « à l’ancienne » continuent à être publiés, le cœur de la Science Fiction est désormais la « Hard SF ». La cohérence scientifique devient impérative : les récits doivent se conformer à l’état du savoir scientifique de l’époque et être cohérent en eux-même. Une erreur scientifique est immédiatement remarquée et fait les délices du courrier des lecteurs. Seuls quelques impossibilités scientifiques comme les vaisseaux spatiaux se déplaçant plus vite que la lumière sont tolérés. Politiquement, la plupart de ces récits défendent l’individu, notamment l’individu capable et compétent tel l’emblématique D.D. Harriman, le héros de « L’homme qui vendit la Lune » de Robert Heinlein. On trouve aussi dans ces récits une méfiance instinctive à l’égard des « solutions » collectives supposées régler les problèmes que les sociétés modernes peuvent rencontrer et une grande suspicion vis-à-vis des hommes politiques qui ne sont jamais présentés sous un jour favorable (« Fondation » d’Isaac Asimov étant une exception). Cette posture politique originale n’est ni conservatrice ni spécialement « de droite » et encore moins réactionnaire. Comment pourrait-elle l’être quand les écrivains et les lecteurs de Science Fiction passent leur temps à imaginer et à apprécier des expériences mentales mettant en scène des bouleversements radicaux dans la vie des sociétés voire dans la nature humaine elle-même ?

Les « Futurians »

Cependant, pour des raisons tant politiques qu’esthétiques, certains auteurs vont rejeter le modèle campbellien. Ces écrivains emmenés par Frederic Pohl et le club d’amateurs de SF de New York qui s’appelle les « Futurians » vont proposer des récits dans lesquels la science n’occupe plus un rôle central. Le changement servant de prétexte au récit qui prenait sa source dans l’évolution technologique doit désormais résulter de changements politiques ou sociaux. L’archétype de ce type de récit est le roman « Planète à gogos » de Frederic Pohl et Cyril Kornbluth. Politiquement, il faudra attendre le milieu des années quatre-vingt-dix pour apprendre que beaucoup des « Futurians » étaient membres du Parti communiste américain ou au moins « compagnons de route »... Leur point de vue critique sur la « société de consommation » doit beaucoup à celui développé par les marxistes « critiques » du mouvement appelé « école de Francfort ». Mais la révolte « futurienne » sera aisément absorbée par le courant dominant de la Science Fiction américaine. Dès le milieu des années soixante, les extrapolations à base sociologique sont utilisées par les auteurs de l’ « Age d’or » et la place centrale de la science n’est plus remise en cause. Robert Heinlein atteint le sommet de sa carrière en 1967 avec son roman « Révolte sur la Lune ».

La « New Wave »

Les inventeurs de la « New Wave » sont les Britanniques Michael Moorcock, J.G. Ballard et Brian Aldiss. Ils sont marxistes, socialistes et rejettent l’individualisme. Important des techniques d’écriture du champ littéraire dans la Science Fiction, ils rejettent également la linéarité du récit, les « happy end » et la rigueur scientifique. Autre facteur important, ils sont en révolte contre l’hégémonie américaine dans le domaine de la SF. Par la suite, les auteurs américains qui s’inscriront dans ce mouvement seront très liés au mouvement d’opposition à l’intervention américaine au Vietnam. Au milieu de nombreux textes sans aucun intérêt aujourd’hui, surnagent quelques perles : la nouvelle « Les Cavaliers du fiel ou le Grand Gavage » de Philip José Farmer, « Le Monde vert » de Brian Aldiss, « The Great Clock » de Langdon Jones et quelques textes d’Harlan Ellison. C’est l’époque où les discussions sur ce qu’est et surtout sur ce que doit être la Science Fiction sont nombreuses. Même si la New Wave ne sera pas assimilée aussi facilement que les Futurians l’avaient été, quelques techniques d’écriture et quelques centres d’intérêt deviendront habituels dans le courant dominant de la SF américaine. Le changement le plus notable est la disparition du tabou concernant la sexualité. Parmi les auteurs de l'Age d'or, seul Robert Heinlein avait osé s’y attaquer en 1961 avec son roman « En terre étrangère », livre qui a aidé à la naissance de ce que l’on a appelé par la suite la « contre-culture ». Un coup terrible est porté à la New Wave en 1977 avec la sortie du film « La Guerre des étoiles » qui introduit dans le grand public - et avec quel succès ! - une imagerie pré-campbellienne dont on peut faire remonter l’origine au roman « Les Rois des étoiles » d’Edmond Hamilton publié en 1949.

Dans le domaine de la Science Fiction, la guerre du Vietnam n’a pas seulement aidé à l’apparition de la New Wave. Elle a provoqué des dissensions importantes dans la droite américaine. On trouve d’un côté la droite conservatrice parfois religieuse et souvent militariste et de l’autre, des libéraux et des conservateurs partisans d’un État fédéral faible. Ces deux différentes tendances s’étaient alliées par la force des choses après 1910 aux États-Unis et en Grande-Bretagne afin de résister à la montée en puissance de la gauche socialiste. Après l’échec aux élections américaines de Barry Goldwater en 1964, la rupture entre les deux factions va être consommée et des dissidents libéraux et des radicaux opposés à l’intervention américaine au Vietnam vont créer le « Libertarian Party ». Ce nouveau parti politique fondé en 1971 rejette à la fois le conservatisme social de la droite et le redistributionnisme étatiste de la gauche. Si cet épisode de la vie politique américaine a sa place ici, c’est que le programme du Libertarian Party reprend en les radicalisant et en les mettant en forme les idées politiques plus ou moins implicites de la Hard SF campbellienne. Ce n’est pas une coïncidence car beaucoup des membres fondateurs de ce parti étaient des lecteurs de Science Fiction et ont puisé leur inspiration à la fois dans la Science Fiction polémique d’Ayn Rand, l’auteur des romans « Atlas Shrugged » et « La Source vive », mais aussi dans l’ensemble du genre. Des textes comme « Révolte sur la Lune » de Robert Heinlein, « Lone Star Planet » de H. Beam Piper et « Pas de trêve avec les Rois ! » de Poul Anderson peuvent être vu rétrospectivement comme des textes « proto-libertariens ».

Pour revenir à l’histoire de la Science Fiction, les années qui suivent 1977 sont une période de confusion dans l’édition. Cette période ne prend fin qu’en 1982 avec la publication de « Marée stellaire » de David Brin. Avec Greg Bear et Gregory Benford, David Brin replace la science et la technologie au cœur de la Science Fiction. Robert Heinlein et Poul Anderson verront en eux leurs héritiers et ces jeunes auteurs deviendront les nouvelles « stars » de la Science Fiction. Cette nouvelle Hard SF reprend les thèmes et les images de la SF campbellienne, elle renoue avec la défense de l’individualisme et se méfie de la politique. Le temps passant, la fracture se creuse entre des auteurs franchement libertariens comme L. Neil Smith (auteur des romans « The Probability Broach » et « Forge Of The Elders ») et d’autres clairement conservateurs et militaristes comme Jerry Pournelle et David Drake. La tension entre les deux groupes apparaît parfois au grand jour car tous se réclament de l’héritage de Robert Heinlein. Celui-ci, toujours très admiré et respecté aux États-Unis, aussi bien par les lecteurs que par les autres auteurs, a toujours gardé de bonnes relations personnelles avec les écrivains conservateurs mais il se proclamera lui-même libertarien à la fin de sa vie (il décède en 1988). Par ailleurs, les idées politiques libertariennes apparaissent également dans des récits plus consensuels comme le cycle « Across Realtime » de Vernor Vinge ou le roman « Immortalité à vendre » de Joe Haldeman.

Les « Cyberpunk »

Les « Cyberpunk » constituent la troisième tentative avortée de détrôner la Science Fiction campbellienne. On fait en général remonter le mouvement cyberpunk à la publication en 1984 du roman de William Gibson « Neuromancien » et on n‘y voit pas un mouvement politique particulier. Cependant, il faut noter que Bruce Sterling qui devint le chef de file de ce courant de la Science Fiction à la fin des années quatre-vingt l’a baptisé lui-même « The Movement », nom qui fait référence à l’agitation étudiante radicale des années soixante. D’un point de vue stylistique, les Cyberpunk sont beaucoup moins innovateurs que les auteurs de la New Wave. Les thèmes mis en avant comme la réalité virtuelle, l’omniprésence des ordinateurs, les cyborgs, la modification du corps humain ou les nouvelles féodalités étaient déjà apparus dans le roman de Hard SF classique « True Names » de Vernor Vinge et même dans « Planète à gogos » de Pohl et Kornbluth. Neal Stephenson signe la fin de l’ère cyberpunk en 1992 avec son roman « Le Samouraï virtuel », l’un des seuls textes avec « La Schismatrice » de Bruce Sterling et « Câblé » de John William à suivre de très près les règles définies par « Neuromancien ». Mais alors que William Gibson décrit un capitalisme futur néo-féodal dans lequel les individus ne sont rien, Neal Stephenson met en scène un capitalisme triomphant franchement libertarien. L’individualisme cher au cœur des auteurs campbellien de l’Age d’Or reparaît et ce, de bien belle façon. Pendant toutes ces années, les lecteurs votent souvent au prix Hugo pour des auteurs qui s’inscrivent dans la tradition campbellienne comme Lois McMaster Bujold et Greg Egan publie en 1997 ce qui est peut-être le meilleur roman de Hard SF de tous les temps : « Diaspora ». En 1994, les critiques eux-mêmes se rendront compte que le cœur de la Science Fiction est bien la Hard SF. C’est par rapport à elle que les autres courants se définissent et peuvent être compris et analysés. Le fameux « Sens Of Wonder » qui permet d’apprécier et d’aimer la Science Fiction apparaît quand il est clair que la raison et la science permettent de comprendre et de connaître l’univers qui nous entoure.

Les liens entre la Science Fiction et le libertarianisme sont toujours actifs aujourd’hui. Le seul prix littéraire de Science Fiction reposant sur des idées politiques est le prix « Prometheus » décerné chaque année à la convention mondiale de Science Fiction par la « Libertarian Futurist Society ». Il n’y a l’équivalent pour aucune autre tendance politique. Qu’on les aime ou pas, les écrivains libertariens L. Neil Smith, F. Paul Wilson, Brad Linaweaver ou J. Neil Schulman constituent une famille unique dans la Science Fiction américaine.

La « Radical Hard SF »

Bien entendu, cette situation ne plaît pas à tout le monde. Maintenant que le rôle central de la Hard SF est reconnu inéluctable, l’opposition va venir de gens qui voudraient séparer libertarianisme et Hard SF. Il s’agit de tenter de séparer la dimension politique libertarienne de la Hard SF tout en conservant l'appareil conceptuel de la Hard SF. C’est ce que tentent de faire les critiques David Hartwell et Kathryn Cramer dans leur recueil publié en 2002 : « The Hard SF Renaissance ». Il s’agit pour eux de promouvoir une Hard SF qui rompe avec les idées supposées être « de droite » qu’elle véhiculait jusqu’ici. La sympathie de Hartwell et Cramer pour les « Radicaux » de gauche est évidente et ils identifient le libertarianisme à la droite conservatrice, ce qui est une erreur courante à gauche où on a du mal à concevoir que des idées qui ne sont pas « de gauche » ne sont pas forcément « de droite » non plus et que la défense de l’économie de marché ne va pas forcément de pair avec des idées sociales conservatrices. Le programme de la « Radical Hard SF » ou « Hard SF de gauche » est-il possible ? Par définition, la Science Fiction ne favorise pas le conservatisme, au contraire, elle prépare les esprits à des bouleversements radicaux. Dans ce sens, Hartwell et Cramer enfoncent une porte ouverte et le vrai problème pour eux est sans doute plutôt l’existence de liens particuliers entre libertarianisme et Hard SF. Ces liens sont-ils un accident de l’histoire ou sont-ils quelque chose de beaucoup plus profond ? Les auteurs de Science Fiction se posent la question des futurs possibles et tentent d’imaginer des transformations radicales dans la vie des hommes. Ces changements s’appuient rationnellement sur la croissance du savoir et de la connaissance. Des idées comme la vie éternelle ou des vaisseaux se déplaçant dans l’espace sont des images fortes qui prennent place dans une conception de l’univers selon laquelle celui-ci est connaissable. Cette connaissance n’est elle-même atteinte que par la méthode scientifique. La majorité des textes de SF sont optimistes quant au futur qu’ils décrivent, une raison toute bête en est que les livres de Science Fiction sont achetés par de « vrais gens » et qu’en général, les vrais gens préfèrent les histoires qui se terminent bien... Même les textes pessimistes comme les anti-utopies ou les « romans d’avertissement » mettent en scène un univers connaissable. Ce n’est pas la malchance ou la colère d’un dieu capricieux qui provoquent notre malheur mais notre manque d’intelligence ou notre incapacité à utiliser correctement et efficacement notre raison. Finalement, le message le plus important de la Science Fiction est que le progrès scientifique est notre meilleur espoir pour améliorer l’existence humaine. Même quand les scientifiques et les ingénieurs ne sont pas les héros d’une histoire de Science Fiction, ils en sont néanmoins les héros implicites car ils font que l'avenir sera différent de notre présent, ils créent de nouvelles possibilités, ils libèrent le futur. Toutes les idées politiques ne sont pas également favorables à ce processus de découverte et de progrès, tout comme elles ne sont pas toutes également favorables à la liberté individuelle. Les adversaires du progrès de la connaissance sont d'abord les tenants d'un pouvoir politique fort qui auront toujours tendance à utiliser le savoir pour leur propre intérêt au détriment de la population et qui iront jusqu'à museler ou déformer le savoir scientifique. Un exemple célèbre est le lyssenkisme, une biologie pseudo-scientifique protégée par Staline. Ce n'est pas un hasard si cet hymne à la liberté qu'est la Science Fiction unit d'un même mouvement progrès scientifiques et techniques et libertés économiques : les uns ne vont pas sans les autres.

Les modes idéologiques vont et viennent et les lecteurs comme les auteurs redécouvrent périodiquement que la liberté est une donnée essentielle à la bonne Science Fiction. D'autres révoltes contre le modèle campbellien auront sans doute lieu à l'avenir mais elles suivront plus ou moins toujours le même chemin. Leurs préoccupations proprement littéraires seront assimilées par le courant dominant de la SF tandis que leur programme politique sera mis de côté. La Science Fiction continuera à intriguer les observateurs extérieurs qui ont du mal à comprendre que par définition elle ne peut pas être conservatrice ni réactionnaire et qui ont tendance à oublier son radicalisme sous-jacent en faveur de la liberté.

Quelques commentaires

Un texte d'Eric S. Raymond bien intéressant donc surtout ici en France où l'individualisme a été érigé en « problème » par les hommes de l'État. Il est vrai que la défense inconditionnelle de la liberté individuelle est le seul moyen connu de résister à la tendance naturel qu'a l'État de croître et d'envahir toujours plus nos vies. L'État et ses serviteurs sont prêts à tout pour nous obliger à vivre et à penser droit. Je voudrais revenir ici sur quelques aspect de cette analyse et d'abord sur le cas Cyril Kornbluth. Membre éminent du groupe dit des « Futurians » , Kornbluth a publié en 1953 un roman qui rentre tout à fait dans la catégorie des romans proto-libertariens définit par Eric Raymond : « Le Syndic ». Dans cette Amérique future, le gouvernement américain n'a plus aucun pouvoir et n'intéresse pas grand monde (Neal Stephenson se souviendra de cette idée dans « Le Samouraï virtuel »). Le pouvoir ou du moins quelque chose qui y ressemble un peu est exercé par les descendants des gangsters et des mafias d'aujourd'hui. Kornbluth leur attribue dans son roman des qualités morales élevées. L'autre roman à mentionner est « Ce n'est pas pour cette année » publié en 1955. Cette fois, c'est l'aspect farouchement anti-communiste du texte qui est intéressant. Dans un futur proche, les Russes et les Chinois envahissent les États-Unis et y instaurent une dictature communiste. Kornbluth se montre très informé de ce qui se passait réellement à l'époque dans les pays communistes et son récit est passionnant. Donc tous les Futurians n'étaient pas communistes mais Kornbluth est cependant une exception. Ces deux romans sont peu connus des amateurs français de Science Fiction, ce qui est dommage car malgré les années, ils se lisent encore avec grand plaisir. Dans la catégorie des romans proto-libertariens, on peut aussi mentionner le roman du Britannique Eric Frank Russell « La Grande explosion » publié en 1962.

Si de nombreux textes publiés par les Futurians se lisent encore souvent avec plaisir aujourd'hui, ce n'est pas toujours le cas avec les textes expérimentaux de la New Wave pourtant plus récents. Les textes qui se sont voulus être les plus littéraires sont en général illisibles aujourd'hui et on a parfois du mal à comprendre comment de tels textes ont pu être édités. Déjà à l'époque, le succès n'était pas flagrant puisque la revue emblématique du genre, « New Worlds » dirigée par Michael Moorcock a survécu pendant plusieurs années grâce à des subventions publiques obtenues grâce à l'influence de Brian Aldiss. La chose est racontée par Maxim Jakubowski dans sa préface au « Livre d'or » consacré à Brian Aldiss (éd. Presses Pocket n°5150, 1982, page 18). Naturellement, Maxim Jakubowski n'y voit pas malice...

A une époque plus récente, l'apparition d'auteurs dont l’œuvre est une célébration des idées libertariennes est un phénomène qui peut nous sembler à nous Français étrange mais qui est en même temps un signe d'espoir pour l'avenir. Dans son premier roman « The Probability Broach » dont l'édition originale date de 1980, L. Neil Smith démarre son récit par une enquête policière lors de laquelle son personnage découvre que les univers parallèles existent réellement. Dans l'un d'entre eux, l'Amérique du Nord est devenu progressivement libertarienne (Lysander Spooner est élu président en 1860 alors qu'Ayn Rand l'est en 1952 ; Robert Heinlein, lui devient amiral et gagne une bataille décisive contre les Russes en 1957)... Dans un autre de ses romans, « Forge Of The Elders » publié initialement en 2000, un État mondial est réalisé sur Terre et l'économie s'enfonce dans la dépression. Les humains recherchent des minerais dans l'espace sur les astéroïdes quand ils vont rencontrer les Elders, une race de pieuvres extraterrestres intelligentes dont l'organisation économique est capitaliste...

En France, pareille discussion n’est même pas imaginable. Les idées politiques libérales classiques sont assimilées à la droite et quant aux idées libertariennes, elles commencent tout juste à être connues. Dans le champ de la Science Fiction française, il n’existe malheureusement aucun texte à ma connaissance qui soit l’équivalent de « Révolte sur la Lune » ou de « Forge Of The Elders ». On continue en France à croire que le bonheur ne peut venir que de l’intervention étatique dans notre vie ...

Sylvain


Liens :

- La Home Page d’Eric S. Raymond.

- « A Political History of SF » par Eric S. Raymond.

- Un autre essai d'Eric S. Raymond sur la Science Fiction : « SF Words And Prototype Worlds ».

- « The Cathedral and the Bazaar ».

- Armed and Dangerous, le blog d’E.S. Raymond.

- La page « Libertarian science fiction » de l'encyclopédie en ligne Wikipedia.

Annexe : liste des oeuvres citées : N.B. : j’ai indiqué d’abord les titres originaux puis les titres français quand la traduction existe. Je n’ai indiqué les références éditoriales complètes que pour les nouvelles traduites en français.

Brian Aldiss : « Hothouse Stories » (« Le Monde vert ») ; Poul Anderson : « No Truce With Kings » (« Pas de trêve avec les Rois ! » in Fiction n°127, juin 1964) ; Isaac Asimov : « Foundation » (« Fondation ») ; David Brin : « Startide Rising » (« Marée stellaire ») ; Greg Egan : « Diaspora » ; Philip José Farmer : « Riders of the Purple Wage » (« Les Cavaliers du fiel ou le Grand Gavage » in anthologie « Dangereuses visions » tome 1, éd. J‘ai lu n°627, 1975) ; William Gibson : « Neuromancer » (« Neuromancien ») ; Joe Haldeman : « Buying Time » (« Immortalité à vendre ») ; Edmond Hamilton : « The Star Kings » (« Les Rois des étoiles ») ; Robert Heinlein : « Stranger In A Strange Land » (« En terre étrangère ») ; « The Man Who Sold The Moon » (« L‘homme qui vendit la Lune ») ; « The Moon Is A Harsh Mistress » (« Révolte sur la Lune ») ; Langdon Jones : « The Great Clock » ; Cyril Kornbluth : « The Syndic » (« Le Syndic ») ; « Not This August » (« Ce n’est pas pour cette année ») ; H. Beam Piper : « Lone Star Planet » ; Frederic Pohl et Cyril Kornbluth : « The Space Merchants » (« Planète à gogos » ) ; Ayn Rand : « Atlas Shrugged » ; « The Fountainhead » (« La Source vive ») ; Eric Frank Russell : « The Great Explosion » (« La grande explosion ») ; E.E. « Doc » Smith : « Skylark of Space » (« La Curée des astres ») ; L. Neil Smith : « Forge Of The Elders » ; « The Probability Broach » ; Neal Stephenson : « Snow Crash » (« Le Samouraï virtuel ») ; Bruce Sterling : « Schismatrix » (« La Schismatrice ») ; Vernor Vinge : « Realtime » (cycle composé de deux romans : « The Peace War » et « Marooned In Realtime » entre lesquels se situe la nouvelle « The Ungoverned » ; seul le deuxième roman a été traduit en français sous le titre « La Captive du temps perdu ») ; « True Names » ; John Williams : « Hardwired » (« Câblé »).

- Sylvain, 1:40 PM





L'article original (reproduit avec l'autorisation de l'auteur) : http://urgesatsf.blogspot.fr/
Par Sylvain Gay (Première parution : 26/10/2005)


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