Alain/Propos sur les pouvoirs

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10 février 1911

Notre élite ne vaut rien ; mais nous ne devons pas nous en étonner ; aucune élite ne vaut rien , non pas par sa nature ; mais par ses fonctions. L’élite, parce qu’elle est destinée à exercer le pouvoir, est destinée aussi à être corrompue par l’exercice du pouvoir. Je parle en gros ; il y a des exceptions.

Suivons par la pensée un fils de paysan, qui montre du génie pour le calcul, et qui obtient une bourse au lycée. Si, avec son aptitude aux sciences, il a une nature de brute passionnée, on le verra, vers la seizième année, sauter le mur, se moquer de ses maîtres, tomber dans des tristesses sans fond, et boire pour se consoler ; vous le trouverez dix ans après dans quelque bas emploi où on le laisse par charité.

Mais je suppose qu’il ait une adolescence sans tempêtes, parce que toutes ses passions se tournent en ambition, ou que sa tête domine sa poitrine et son ventre ; voilà un jeune homme instruit de beaucoup de choses, capable d’apprendre très vite n’importe quoi, qui a des habitudes d’ordre et de travail suivi, et enfin, par la seule puissance de ses idées, une moralité supérieure. Tels sont, assez souvent, ceux que l’on choisit, par des concours rationnellement institués, pour être dans l’avenir les auxiliaires du pouvoir, sous le nom de directeurs, inspecteurs, contrôleurs ; en réalité ils seront les vrais rois, puisque les ministres passent ; et ces futurs rois sont très bien choisis ; réellement nous désignons les meilleurs ; les meilleurs dirigeront les affaires publiques, et tout devrait bien marcher.

Seulement il faut comprendre que dans cette élite il va se faire une corruption inévitable et une sélection des plus corrompus. En voici quelques causes. D’abord un noble caractère, fier, vif, sans dissimulation, est arrêté tout de suite ; il n’a pas l’esprit administratif. Ensuite ceux qui franchissent la première porte, en se baissant un peu, ne se relèvent jamais tout à fait. On leur fait faire de riches mariages, qui les jettent dans une vie luxueuse et dans les embarras d’argent ; on les fait participer aux affaires ; et en même temps ils apprennent les ruses par lesquelles on gouverne le parlement et les ministres ; celui qui veut garder quelque franchise ou quelque sentiment démocratique, ou quelque foi dans les idées, trouve mille obstacles indéfinissables qui l’écartent et le retardent ; il y a une seconde porte, une troisième porte où l’on ne laisse passer que les vieux renards qui ont bien compris ce que c’est que la diplomatie et l’esprit administratif ; il ne reste à ceux-là, de leur ancienne vertu, qu’une fidélité inébranlable aux traditions, à l’esprit de corps, à la solidarité bureaucratique. L’âge use enfin ce qui leur reste de générosité et d’invention. C’est alors qu’ils sont rois. Et non sans petites vertus ; mais leurs grandes vertus sont usées. Le peuple ne reconnaît plus ses fils. Voilà pourquoi l’effort démocratique est de stricte nécessité.


3 juin 1914

Ce n’est pas la première fois, c’est bien la troisième que l’oligarchie se reforme chez nous et s’organise. Toujours les pouvoirs se reconstituent, par leur fonction même. Un riche banquier a plus d’importance dans la vie publique qu’un pauvre homme qui travaille de ses mains ; aucune constitution n’y peut rien. De même vous n’empêcherez pas que le haut commandement de l’armée se recrute lui-même, et élimine ceux qui sont restés plébéiens. Enfin dans les bureaux nous voyons que les mêmes forces agissent. Cherchez parmi les puissants directeurs, vous n’en trouverez guère qui ne soient parents ou alliés de la haute banque, ou de l’aristocratie militaire, et vous n’en trouverez sans doute pas un qui n’ait donné des gages à l’oligarchie. Enfin, si l’on veut participer au pouvoir, il faut, de tout façon, vénérer les pouvoirs, c’est-à-dire rendre des services, entrer dans le grand jeu, donner des gages.

Je connais un sous-directeur qui est bien parti pour rester toujours au second rang. Homme de science profonde et de travail obstiné ; mais on a bien deviné en lui cette espèce de sauvagerie qu’on appelle la liberté de jugement ; cela se paie. Et ainsi se forme une Cour, même sans roi. Il est assez naturel que ceux qui ont sacrifié à l’ambition l’amour de la liberté pour eux-mêmes ne se soucient guère de la liberté des autres. Ils n’y pensent jamais ; ils ne pensent qu’au pouvoir. Et ce pouvoir, dont ils espèrent une part, ils ne le trouvent jamais assez fort. Un chambellan ne jugera jamais que le pouvoir du roi est trop absolu, car il le prend comme absolu ; il n’a donc rien à perdre, et il a tout à gagner, si l’arbitraire s’étend et si le contrôle se relâche.

On dit que les places sont données au mérite, et ce n’est pas entièrement faux. Seulement, pour ce travail assez facile, et seulement long à apprendre, qu’est le travail administratif, nous avons des hommes de mérite plus qu’il n’en faut, et équivalents. Quelle différence trouverez-vous pour les finances entre le premier et le vingtième de Polytechnique, s’ils s’appliquent tous deux au métier ? Qu’est-ce qui permettra de choisir ? Un riche mariage, de puissantes alliances, des amis influents, l’art d’intriguer, l’art de flatter, l’art de ménager. Aussi, pour parler le langage populaire, qui est sans nuances, neuf fois sur dix le plus réactionnaire des deux sera préféré. Partout le jacobin, homme à principes, et inflexible, est redouté, même d’un jacobin devenu ministre ; car quiconque est chef a besoin d’instruments dociles, surtout qui semblent dociles. Ainsi l’ambitieux et l’intrigant sans scrupules avancent par tous les vents ; l’homme à principes reste dans les postes subalternes. Ainsi il s’exerce autour du pouvoir des espèces de groupements moléculaires et finalement une cristallisation presque impossible à dissoudre. Le mal augmente avec les années, et selon une marche accélérée, car le corps oligarchique choisit de mieux en mieux à mesure qu’il est plus fort. L’électeur qui perd son courage et ses espérances est un homme qui n’a pas bien mesuré ces forces-là.


12 mars 1914

Comme je lisais l’Histoire d’un paysan, d’Erckmann-Chatrian, je vivais, par l’imagination, au temps de la Révolution française ; je cherchais à comprendre comment ce peuple, si longtemps tyrannisé, dépouillé et méprisé, avait montré soudainement sa puissance, simplement par sa confiance en lui-même ; mais j’admirais aussi cette ruse des privilégiés, qui promettaient toujours et puis reprenaient leurs promesses, et qui passaient d’une folle confiance à une terreur folle, selon les acclamations et les grondements populaires. Dès que les choses revenaient à une espèce d’équilibre, ils reprenaient espoir dans le vieil art de gouverner, éprouvé par tant de siècles ; toujours la modération glissait à la trahison ; toujours le pouvoir absolu se refermait par une espèce de cristallisation inévitable. L’Empire, la Restauration, l’Empire encore, groupèrent les mêmes forces ; toute l’élite toujours se retrouva au centre, se recruta de la même manière, essaya la même résistance enragée ; et toujours des succès étonnants lui donnèrent raison. Ceux qui disent que la monarchie est un état naturel auquel on revient toujours, disent une chose assez évidente. Et pour moi les réactionnaires d’aujourd’hui ressemblent à ceux de ce temps-là.

Il y a une cour, aujourd’hui comme autrefois, et des courtisans, même sans roi. Il y a une vie riche et ornée ; l’homme qui se permet d’y entrer y perd pour toujours la liberté de son jugement. C’est inévitable. La vie qui se passe au bal, au souper, au théâtre, à la parure, est une espèce de preuve par elle-même, et bien puissante. Et l’opinion académicienne, qui est celle des femmes les plus brillantes, des écrivains, des danseurs, des avocats, des médecins, de tous les riches enfin et de leurs parasites, l’opinion académicienne a bientôt décrassé l’esprit de n’importe quel ambitieux. Qu’un homme de bonne foi veuille bien réfléchir à ceci, qu’un succès quelconque, dans le monde qui fait le succès, se mesure toujours exactement à la quantité d’esprit monarchique que l’on peut montrer. Et l’élite, malgré une frivolité d’apparence, sait très bien reconnaître le plus petit grain de trahison ; chacun est payé sur l’heure, et selon son mérite. En sorte qu’il faut dire qu’à mesure qu’un homme se pousse dans le monde, il est plus étroitement ligoté. « La pensée d’un homme en place, c’est son traitement » ; cette forte maxime de Proudhon trouve son application dès que l’on a un ascenseur, une auto et un jour de réception. Il n’est pas un écrivain qui puisse vivre de sa plume et en même temps mépriser ouvertement ce genre d’avantages. On peut en revenir, mais il faut passer par là ; ou bien alors vivre en sauvage, j’entends renoncer à tout espèce d’importance.

On se demande souvent pourquoi les réactionnaires se fient à des traîtres, qui ont suivi visiblement leur intérêt propre, et vont ingénument du côté où on sait louer. Mais justement la trahison est une espèce de garantie, si l’on ose dire ; car l’intérêt ne change point ; il n’est pas tantôt ici, tantôt là ; il tire toujours à droite. En sorte que celui qui a trahi le peuple apparaît comme dominé pour toujours par le luxe, par la vie facile, par les éloges, par le salaire enfin de l’Homme d’Etat. L’autre parti n’offre rien de pareil. Il n’y a donc point deux tentations, il n’y en a qu’une. Il n’y a point deux espèces de trahison, il n’y en a qu’une. Toute la faiblesse de n’importe quel homme le tire du même côté. La pente est à droite.


13 avril 1923

Le mouton est mal placé pour juger; aussi voit-on que le berger de moutons marche devant, et que les moutons se pressent derrière lui; et l’on voit bien qu ’ils croiraient tout perdu s’ils n’entendaient plus le berger, qui est comme leur dieu. Et j’ai entendu conter que les moutons que l’on mène à la capitale pour y être égorgés meurent de chagrin dans le voyage, s’ils ne sont pas accompagnés par leur berger ordinaire. Les choses sont ainsi par la nature; car il est vrai que le berger pense beaucoup aux moutons et au bien des moutons; les choses ne se gâtent qu ’à l’égorgement; mais c’est chose prompte, séparée, et qui ne change point les sentiments. Les mères brebis expliquent cela aux agneaux, enseignant la discipline moutonnière, et les effrayant du loup. Et encore plus les effrayant du mouton noir, s’il s’en trouve, qui voudrait expliquer que le plus grand ennemi du mouton, c’est justement le berger. « Qui donc a soin de vous? Qui vous abrite du soleil et de la pluie? Qui règle son pas sur le vôtre afin que vous puissiez brouter à votre gré? Qui va chercher à grande fatigue la brebis perdue? Qui la rapporte dans ses bras? Pour un mouton mort de maladie, j ’ai vu pleurer cet homme dur. Oui je l’ai vu pleurer. Le jour qu ’un agneau fut mangé par le loup, ce fut une belle colère; et le maître des bergers, providence supérieure et invisible, lui-même s’en mêla. Il fit serment que l’agneau serait vengé; il y eut une guerre contre les loups, et cinq têtes de loup clouées aux portes de l’étable, pour un seul agneau. Pourquoi chercher d ’autres preuves? Nous sommes ses membres et sa chair. Il est notre force et notre bien. Sa pensée est notre pensée; sa volonté est notre volonté. C’est pourquoi, mon fils agneau, tu te dois à toi-même de surmonter la difficulté d ’obéir, ainsi que l’a dit un savant mouton. Réfléchis donc, et juge-toi. Par quelles belles raisons voudrais-tu désobéir? Une touffe fleurie ? Ou bien le plaisir d ’une gambade? Autant dire que tu te laisserais gouverner par ta langue ou par tes jambes indociles. Mais non. Tu comprends bien que, dans un agneau bien gouverné, et qui a ambition d ’être un vrai mouton, les jambes ne font rien contre le corps tout entier. Suis donc cette idée; parmi les idées moutonnières, il n’y en a peut-être pas une qui marque mieux le génie propre au vrai mouton. Sois donc au troupeau comme ta jambe est à toi. » L’agneau suivait donc ces idées sublimes, afin de se raffermir sur ses pattes; car il était environné d ’une odeur de sang, et il ne pouvait faire autrement qu’entendre des gémissements bientôt interrompus; et il pressentait quelque chose d’horrible. Mais que craindre sous un bon maître, et quand on n’a rien fait que par ses ordres? Que craindre lorsque l’on voit le berger avec son visage ordinaire et tranquille ainsi qu ’au pâturage? A quoi se fier, si l’on ne se fie à cette longue suite d ’actions qui sont toutes des bienfaits? Quand le bienfaiteur, quand le défenseur reste en paix, que pourrait-on craindre? Et même si l’agneau se trouve couché sur une table sanglante, il cherche encore des yeux le bienfaiteur, et le voyant tout près de lui, attentif à lui, il trouve dans son cœur d ’agneau tout le courage possible. Alors passe le couteau; alors est effacée la solution, et en même temps le problème.


12 mai 1923

« Poursuivant mes études de la politique moutonnière, où je suis entré en suivant Platon, je venais à comprendre que les moutons ont un grand pouvoir sur le berger, et presque sans limite. Car si les moutons maigrissent, ou si seulement leur laine frise mal, voilà que le berger est malheureux, et sans aucune hypocrisie. Que sera-ce si les moutons se mettent à mourir ? Aussitôt le berger de chercher les causes, d’enquêter sur l’herbe, sur l’eau et sur le chien. On dit que le berger aime son chien, qui est comme son ministre de la police ; mais il aime encore bien mieux ses moutons. Et s’il est prouvé qu’un chien, par trop mordre, ou par trop aboyer, enfin par une humeur de gronder toujours, enlève à ses administrés appétit de manger, d’aimer et de vivre, le berger noiera son chien. C’est une manière de dire que les opinions du troupeau font loi aux yeux du berger ; même les plus folles ; et le berger ne s’arrêtera point à dire que les moutons sont bien stupides, mais il s’appliquera aussitôt à les contenter, remarquant le vent qu’ils aiment, comment ils s’arrangent du soleil, quels bruits ils redoutent et quelle odeur les jette en panique.

C’est pourquoi le berger ne serait nullement hypocrite s’il parlait en ces termes à ses moutons. « Messieurs les moutons, qui êtes mes amis, mes sujets, et mes maîtres, ne croyez pas que je puisse avoir sur l’herbe ou sur le vent d’autres opinions que les vôtres ; et si l’on dit que je vous gouverne, entendez-le de cette manière, que j’attache plus de prix à vos opinions que vous-mêmes ne faites, et qu’ainsi je les garde dans ma mémoire, afin de vous détourner de les méconnaître, soit par quelque entraînement, soit par l’heureuse frivolité qui est votre lot. Vous n’avez qu’à signifier, dans chaque cas, ce qui vous plaît et ce qui vous déplaît, et ensuite n’y plus penser. Je suis votre mémoire, et je suis votre prévoyance qu’on dit plus noblement providence. Et si je vous détourne de quelque action qui pourrait vous séduire, comme de brouter l’herbe mouillée ou de dormir au soleil, c’est que je suis assuré que vous la regretteriez. Vos volontés règnent sur la mienne ; mais c’est trop peu dire, je n’ai de volonté que la vôtre, enfin je suis vous. »

Ce discours est vrai et vérifié. Ainsi qui voudrait instituer le suffrage universel chez les moutons, par quoi le berger pût être contrôlé et redressé continuellement, s’entendrait répondre que ce contrôle et ce redressement va de soi, et définit le constant rapport entre le troupeau et le berger. Imaginez maintenant que les moutons s’avisent de vouloir mourir de vieillesse. Ne serait-ce pas alors les plus ingrats et les plus noirs moutons ? Une revendication aussi insolite serait-elle seulement examinée ? Trouverait-on dans le droit moutonnier un seul précédent ou quelque principe se rapportant à une thèse si neuve ? Je gage que le chien, ministre de la police, dirait au berger : « Ces moutons ne disent point ce qu’ils veulent dire ; et cette folle idée signifie qu’ils ne sont pas contents de l’herbe ou de l’étable. C’est par là qu’il faut chercher. »