Sérendipité

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Innovation : fille de paresse et d'égoïsme

Par Michel Rona

Vous voulez que les Français et vos enfants innovent ? Alors offrez leur un cadre libéral. Un espace où ils pourront évoluer à leur guise, se montrer curieux de ce qui n'intéresse pas leurs chefs, jouir sans réserve des fruits de leurs inventions.

Lorsqu'on évoque les mécanismes qui conduisent à l'innovation et au progrès, il est bien rare de ne pas voir surgir le terme anglais de "serendipity". Difficile à traduire, ce mot désigne le don de faire fortuitement des découvertes heureuses, et certains comme Nassim Nicholas Taleb (http://www.dailymotion.com/video/x18ra88_innovation-la-recherche-centralisee-une-absurdite_news) pensent que l'immense majorité des cas en relèvent.


Sérendipité ... une très vieille histoire

Le terme tient son origine du souvenir qu'avait gardé Horace Walpole des premières pages d'un conte persan de sa jeunesse, "Voyages et aventures des trois princes de Sarendip" (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k81808t/f242.image), où les héros, sans l'avoir vu, véritables Sherlock Holmes avant l'heure, déduisaient de leurs observations que le chameau perdu par un chamelier était borgne, boiteux, qu'il lui manquait une dent, qu'il portait du miel d'un côté et du beurre de l'autre, et (très accessoirement puisque le propriétaire ne s'inquiétait que de son chameau) qu'il transportait une femme enceinte.

Avant d'examiner s'il n'est pas possible d'en tirer des enseignements pour fournir à la curiosité et à la sagacité mêlées un terreau favorable à multiplier les innovations et les progrès, on lira avec avantage la suite de l'histoire, que Walpole avait sans doute oubliée. Accusés d'avoir eux-mêmes volé le chameau pour connaître tant de détails, les trois princes sont jetés en prison, et ne sont libérés que par chance, le chameau ayant été retrouvé par un voisin.

Les trois frères voient donc alors leurs mérites reconnus et se trouvent alors invités à séjourner et festoyer chez le potentat local, qui escompte sans doute, comme un président de région moderne, bénéficier directement ou par une réputation accrue, de leurs prochaines découvertes. Las ! Leurs déductions suivantes ne sont plus spontanées, elles répondent à la demande de leur hôte et se conforment aux bons usages courtisans. Résultat, elles sont plutôt capillotractées, voire invraisemblables ("après avoir mangé un morceau de l'agneau, j'ai senti que ma bouche étoit salée & pleine d'écume, ce qui m'a fait croire que cet agneau avoit été nourri du lait d'une chienne") ou banales ("votre vizir vous regardoit d'un oeil noir ... m'ont fait comprendre la colère qu'il a contre votre auguste majesté, de ce que vous avez condamné vous-même son fils à la mort"). Elles se révèlent toutefois heureusement justes, mais, sans doute pour ne pas tenter le diable, les princes, qui ne sont évidemment pas des imbéciles, ne se livrent par la suite qu'à la vie oisive et aux plaisirs des jeunes courtisans. Ils laissent de côté jusqu'à la fin de leur vie la sagacité qui leur avait valu la prison et d'échapper de justesse à la peine capitale. Leur seul exploit sera de guérir l'empereur d'une maladie, sans même l'analyser, en lui conseillant de construire sept pavillons luxueux, un pour chaque jour de la semaine, et de mettre en chacun une jeune beauté et un raconteur d'histoires avant de passer la nuit à leurs soins. Un remède qui n'est guère amer à avaler et qui vaut rarement des insultes au prescripteur, s'il n'est pas à la portée de toutes les sécurités sociales.


La sérendipité aujourd'hui

Nos dirigeants n'ont sans doute, eux, pas manqué d'aller lire cette partie-là ! On ne saurait pourtant trop les mettre en garde : Sarendip, aujourd'hui le Sri Lanka, a un PIB par habitant qui le classe autour de la 120e place mondiale sur 180, tandis que le pays de notre Walpole qui ne se souvenait que du début, le Royaume-Uni, se situe vers la 20e place, avec 7 à 10 fois plus selon les sources. Une réédition des effets des délices de Capoue (http://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_de_Capoue#Les_délices_de_Capoue), en quelque sorte.

Bref, la sérendipité se sera exercée par hasard, n'aura bénéficié qu'à eux-mêmes, et aura disparu quand les puissants auront voulu la mettre à leur service. Une fois admis le nombre impressionnant de découvertes faites en cherchant tout autre chose (http://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_découvertes_et_inventions_liées_au_hasard) et le bénéfice qu'en retirent le progrès et la société, on a tout à perdre à laisser les dirigeants utiliser leurs méthodes favorites pour favoriser le hasard pour en faire plus.

L'innovation, on s'en rend compte aujourd'hui chez les entrepreneurs mais pas toujours chez les politiques, voir le dossier à http://www.lajauneetlarouge.com/article/au-dela-des-prejuges, diffère de la R&D et les mêmes recettes dirigistes qui ne fonctionnent déjà que très mal pour cette dernière sont encore plus largement à la rue pour l'innovation.

On aura beau, en particulier, rassembler un maximum de personnes et de crédits dans les domaines où l'on espère faire arriver la fortune, l'innovation ne tombe pas ainsi, avec la même probabilité, sur chaque jeune embauché ou sur chaque kilo-euro dépensé. En fait, les innovateurs sérendipiteux ne voient rien que le commun des mortels n'ait eu aussi sous les yeux, il ne sert à rien d'augmenter le nombre d'observateurs ni de leur payer de coûteuses lunettes. Il n'y a même aucun manuel, aucune méthode reconnue pour innover. Cela ne doit pas retenir en revanche de s'interroger sur les moyens de mesurer les résultats, les motivations des innovateurs, et le contexte qui leur serait favorable.


On innove avec démesure : il n'y a pas de recette constructiviste.

Commençons par tordre le cou à cette affaire de mesure des résultats. Chacun convient de la difficulté de mesurer l'innovation, se rabat sur le comptage des brevets pour ce faire, mais bien peu conduisent le raisonnement à son terme logique : mesurer l'innovation ne sert à rien, qu'à de stériles concours de quéquettes ou déclarations d'autosatisfaction; on n'innovera de toutes façons jamais assez, et on a besoin d'innovateurs, pas d'inspecteurs des innovations finies. Un peu comme pour le comptage des publications dans la recherche académique, on n'aboutit en comptant les brevets qu'à pousser à les multiplier à innovation constante. Or ce sont des protections coûteuses contre les innovations des autres, ils restent pour la plupart inexploités, et sinon ils profitent en général à d'autres qu'aux inventeurs eux-mêmes, perdant ainsi même leur fonction incitative.

Mais au fond, les managers sont-ils si mauvais qu'ils ne sachent pas reconnaître les innovations quand ils en voient sans instrument de mesure spécialisé ?


On innove par égoïsme : les libéraux sont les mieux placés

Examinez les inventions et les innovations, vous verrez que la quasi-totalité des découvertes ont servi d'abord personnellement à leurs auteurs ou à leurs proches. Elles étaient destinées à accomplir plus facilement, plus économiquement, plus logiquement les tâches ou les désirs de leur vie quotidienne, et ça n'est souvent qu'ensuite qu'ils ont pensé que d'autres seraient intéressés à en profiter également. Thomas Edison affirmait que la paresse était la mère des inventions, télégraphiste dans sa jeunesse, il fabriqua un système pour envoyer automatiquement le message qui indiquait toutes les demi-heures à son chef qu'il était attentif ... et dormir tranquille. Benjamin Franklin était lui aussi un grand paresseux, et c'est parce qu'il était lassé de devoir à tout instant échanger ses lunettes qu'il inventa les verres à double foyer. Par contre, l'appât du gain est sans grande relation : tandis que le premier brevetait à qui mieux mieux, le second offrait libéralement ses trouvailles à qui les voulait. Cependant, ni l'un ni l'autre n'attendait de trouver son bonheur sur le marché : l'homme se distingue de l'animal par sa faculté de fabriquer des outils, mais l'homme du 21e siècle se distingue de ses ancêtres du fait qu'il préfère télécharger l'application correspondante. Entre dépendre d'internet, et vivre aux dépens d'autrui, il n'y a que peu de différence, et la mentalité libérale conduit à ne se satisfaire que difficilement des à peu près qu'on trouve tout prêts faits.

On innove par hors-sujet : il faut échapper à l'autorité

Les innovateurs ont la curiosité intellectuelle qui leur fait accumuler des informations anodines, sans rapport avec les recherches en cours, et sans intérêt immédiat. Toutes choses qui passeront pour des digressions et des pertes de temps insupportables aux yeux de leurs supérieurs hiérarchiques s'ils sont dans une structure rigide. Ils ont ensuite la faculté d'emboiter des éléments sans rapport à priori pour produire quelque chose qui se révèlera, par hasard, avoir une utilité qu'ils sont au départ les seuls à reconnaître et dans un domaine inattendu. En conséquence, que ce soit dans la formation ou dans la vie professionnelle, plus une focalisation est pointue, et plus elle devrait être accompagnée simultanément d'activités dans des domaines totalement déconnectés. A ce sujet, si l'on peut écarter la subversion étudiante par la dispersion dans des banlieues ou en province des écoles et des universités, l'absence de grands campus où des disciplines très variées sont représentées limite les occasions de brassage estudiantin. L'innovation a toutes les chances de passer à la même trappe que la subversion, dont elle est une forme particulière.


On ne partage ses innovations qu'en échange de récompenses

La différence entre Benjamin Franklin et Thomas Edison ne doit pas tromper, si certains cherchent la notoriété ou la reconnaissance plutôt que la fortune, personne ne voit d'un bon oeil les fruits de son idée largement confisqués au profit d'autrui. La sérendipité est souvent comprise comme l'effet du hasard, ce qui justifierait une redistribution des gains vers ceux qui n'ont pas eu la chance de voir leurs idées percer, et la jalousie envers ceux que le destin aurait choisis. Quelle erreur ! La sérendipité est une sagacité dont on peut être fier, la société doit faire une place confortable à ceux qui en sont doués, comme, déjà, les laboratoires IBM en firent une à Benoît Mandelbrot dont on imagine sans peine sous combien de formulaires de soumission de projets et de justificatifs de dépenses et parmi combien de querelles courtisanes l'université et le CNRS l'auraient noyé s'il était resté en France.

En France, que voulez-vous, nous avons une Direction Générale pour la Recherche et l'Innovation (http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid24148/direction-generale-pour-la-recherche-et-l-innovation-d.g.r.i.html), un plan national pour l'innovation (http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/pid30736/plan-national-pour-innovation.html), un agenda stratégique (http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/pid29645/france-europe-2020.html), débordant de sigles, d'organigrammes, de ministres et autres cravatés, de comités et de conseils installés sous les lustres et les dorures des palais de la République. Mais les princes de Serendip en puissance sont partis ailleurs, là où ils ont quelque chance qu'on les laisse innover en paix.


Articles connexes



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